Éveil spirituelObservation de la natureBig BangServir la messeVisiter les mortsUne présence réelleApprendre à défendreLa tache originellePremière visite au monastèrePrésence divineSaint-Benoît-du-LacPremière grande épreuveRecherches en EuropeGrand SéminaireConfrontation et douteRetour à la foi Rédemption et adoptionLe LinceulTurin, l'occasionClément et la reconnaissanceLe divin et l'enfantLa retraite activeUn accueil enthousiasteDémission à contrecoeurCulture et spiritualité

On m’a demandé avec insistance de témoigner de ce qu’il me semble que Dieu a bien voulu m'enseigner au fil des ans par l'intermédiaire de ma famille et des événements que j'ai eu la chance ou le bonheur de vivre. C'est sans doute en raison de mon âge avancé qu'on m'a aussi suggéré de revenir sur des choses que j’aurais peut-être préféré taire. J'ai tout de même osé accepter pour jeter un nouvel éclairage sur la période de mon enfance et de ma jeunesse, soit les années trente et quarante.

Cette époque des années 30 et 40 qu'on appelle souvent la grande noirceur n'en avait pas moins une certaine grandeur. Or c'est au cours des années 50 que surgit la révolution sexuelle qui a transformé l'Occident.
Marilyn Monroe et Brigitte Bardot, Hugh Hefner et son Playboy, Elvis Presley et les Beatles, la pilule et le condom n'avaient pas encore ouvert les écluses pour faire croire au monde que le sexe devait être déchaîné pour être libre. Les fameux trois maîtres du soupcon que sont Marx, Nietsche et Freud pouvaient enfin avoir raison d'à peu près toutes les valeurs.

Éveil spirituel
En 1930, l'éveil spirituel d'un enfant était presque naturel. Nous n'y échappions pas. Nous vivions dans un entourage parfois étouffant, mais qui avait malgré tout de grandes qualités. En effet, presque tout nous incitait à prendre conscience de l'importance du monde invisible. Nous vivions facilement par-delà le miroir plusieurs fois par jour, dans un va-et-vient perpétuel d'un monde à l'autre, du visible à l'invisible. La prière quotidienne et bien d’autres occasions nous menaient de l’autre côtés des apparences. Pour nous, les deux mondes étaient étroitement imbriqués.

Dès la fin des années '20, soit à l'âge de trois ans, je me souviens de ma joie de prier. Ma mère m'avait appris par coeur des prières du soir qui sont restées si bien gravées dans ma mémoire que jamais je ne les oublierai. Voici celle que je préférais : « Seigneur Jésus, je vous donne mon cœur ; prenez-le s'il vous plaît afin que jamais aucune créature ne le puisse posséder que vous seul, mon bon Jésus ». Or je suis souvent surpris le soir, plus de soixante-dix ans plus tard, que cette prière jaillisse encore en moi comme une source d'eau vive. Sa naïveté m'apparaît toujours mêlée d'une grande splendeur, à la facon de certains poèmes de sainte Thérèse de Lisieux que nous redécouvrons après cent ans de mépris. Nous les lisons aujourd'hui avec de nouveaux regards. Un jeune carme les chante même avec beaucoup d'intelligence sur des mélodies parfois un peu audacieuses.

Observation de la nature
Sans doute est-ce la pureté du sentiment spirituel, la simplicité du murmure amoureux, et aussi la ferveur que cette prière d'enfant suppose qui me touchent aujourd’hui. J'espère toutefois que ma mère a su me dire que notre cœur peut à la fois appartenir à Dieu, à quelqu’un d’autre et même au monde entier, mais à une condition : que Dieu soit toujours le premier... Cette prière n'enlevait rien aux engagements qui se présentaient à nous dès notre tendre enfance. Ma même m’enmenait visiter les plus pauvres, surtout pour porter aux enfants des vêtements neufs pour leur Première Communion. Nous faisions des dons de menue monnaie destinés aux écoles françaises des provinces de l'Ouest du Canada ou de l’Ontario. Nous lisions aussi des vies de saints illustrées : Vincent de Paul, Don Bosco et celles, très brèves, des courageux missionnaires dans les revues religieuses auxquelles nous étions abonnés. Cela suscitait en nous le désir de les imiter.

L'éveil spirituel a aussi fait son chemin en moi grâce à l'observation de la nature. J’en suis d’ailleurs très reconnaissant à mes grands frères. Je me souviens en particulier du plaisir d'aller tout jeune à la recherche de ce monde inconnu qui fourmillait sous de grosses roches que déplaçait mon frère Jules, le plus costaud des trois. Rien comme un nid de fourmis pour m'étonner sur ce monde fascinant. Rien non plus comme un nid de grives au printemps. On y voyait naître les oisillons. Mais il y avait surtout le ciel immense, le soir venu, que mes frères me montraient. Ils prenaient plaisir à me décrire cette immense galaxie dans laquelle Dieu nous a déposés. Je me souviens comme si c'était hier de la découverte de la Voie lactée.

Le Big Bang
J'étais bien jeune, et j’étais bouleversé devant cette grande bande blanche immense presqu'à l'infini où scintillaient des millions et des millions d'étoiles. Mes frères me racontaient que Dieu était celui qui, il y a des milliards d'années, selon les dires d'un prêtre astronome belge, le chanoine Georges Lemaître, avait fait jaillir cet univers d'un peu de matière qu’il venait de créer.

C'était le Big Bang. Une fantastique explosion avait eu lieu il y a plus de dix milliards d’années pour former l’univers. Cela me terrifiait et m'émerveillait à la fois. Dieu devait avoir un pouvoir pour ainsi dire sans limites puisqu'il y avait, m'assurait-on, de nombreuses autres galaxies.

Ce sont là, au creux de mon enfance, mes plus grands moments d'émerveillement. Découvrir la grandeur de Dieu, Dieu, Dieu. Une sorte d'extase s’est emparé de mon âme… Ah! comme j'aimais contempler ce ciel étoilé, et surtout cette grande bande blanche de la Voie lactée. Plus je contemplais, couché sur le dos, cet univers immense répandu dans le noir, plus j'éprouvais un étrange vertige. Il m'arrivait de craindre que la Terre ne cesse de me retenir. Je me voyais alors en chute libre disparaissant dans ces espaces infinis. Mais le plus souvent, j'aimais y propulser mon admiration pour celui qui avait créé cette splendeur. C’était en fait des actes d'adoration où se mêlait une certaine crainte de Dieu qui plus tard fera place à l'amour, un amour bien faible, mais un amour de Dieu tout de même.

Servir la messe
Nourri ainsi d'une religion qui me semblait bien belle et même enthousiasmante, j’ai été heureux qu’on me demande de servir la messe tôt le matin avant de me rendre à l’école. Je me vêtais d'une petite soutane noire et d'un surplis bien blanc. Les dimanches et jours de fête, une belle soutane rouge me rendait plus joyeux. J'aimais cela. Je pensais que je deviendrais prêtre un jour. Je me prenais au sérieux en dépit de mes huit ou neuf ans.

J'étais fier - sans doute un peu trop - de me promener dans la rue en transportant un gros missel brun à tranches dorées qu'un Frère de Saint-Gabriel m'avait donné. Presque tout le monde portait un missel à tranches rouges ou dorées en se rendant à l'église le dimanche. Mais c'est «mon» missel qui était le plus beau et le plus rare.

Ah!, l'orgueuil spirituel qui nous guette même dans les missels ! Je me plaisais à lire dans mon fameux missel les traductions des textes latins évidemment incompréhensibles pour moi à cet âge. Les dimanches et jours de fêtes, j'aimais bien lire de nouveaux textes. Car les autres jours de la semaine, c'était les mêmes textes de la messe des morts qui revenaient sans cesse. Si bien que, grâce à cela, la mort m'est rapidement apparue comme la chose la plus naturelle du monde.

Visiter les morts
Il m'arrivait même d'éprouver une douce sensation lors des visites aux morts du voisinage exposés chez eux dans leur salon. Le crêpe noir suspendu à la porte de leur maison était pour moi une sorte d'invitation à aller prier dans un décor souvent très beau. Des tributs floraux répandaient un riche mélange de parfums. Pour moi, ces odeurs et ces couleurs évoquaient le ciel. Je n'éprouvais aucune peur, à l'encontre de mes jeunes amis et même de certains adultes. Très tôt la mort m'est vraiment apparue comme inexistante. Il n'y avait que la vie, j'en étais sûr ! La vie se continuait avec de bonnes chances de nous conduire au purgatoire, lieu d'attente et d'espérance d'aller un jour au Ciel si on n'avait pas réussi à s'y rendre directement. Ma mère et mes frères m'avaient heureusement expliqué que le fameux feu du purgatoire n'existait pas. On s'y purifiait. C'est tout ! Quant à l’enfer…

La messe des morts qu'on appelait « la Messe Quotidienne » était donc célébrée pour ainsi dire tous les jours. On appelait aussi cette messe "Messe de Requiem" du premier mot du chant d'entrée qui veut dire « «repos». Ce chant était très beau. Je lisais dans mon missel: « Donnez-leur, Seigneur, le repos éternel et que votre lumière luise à jamais sur eux.» Tous les jours, c'était donc la Lumière malgré les ornements noirs que portait le prêtre, sans compter le chantre qui n'avait guère de respect pour les chants liturgiques en grégorien. C'était pour lui une routine. Mais je n'y pensais guère. Puis il y avait la courte lecture d'un passage de l'Apocalypse: « En ces jours-là, j'entendis une voix venant du ciel qui me disait : Ecris: Heureux les morts qui meurent dans le Seigneur!...» Et après le chant plutôt terrible du Dies irae, il y avait l'une des plus belles lectures de l'évangile de Jean sur l'Eucharistie : «...Celui qui mange ma chair et boit mon sang possède la vie éternelle...»

Une présence réelle
Pourquoi donc un enfant qui sait lire aurait-il peur de telles messes ? Je communiais tous les jours. Je possédais donc la vie éternelle. Je m'en allais au ciel... J'aimais recevoir Jésus vivant et je rêvais de l'aimer toujours. Nous avions la foi, quoi ! Personne ne protestait contre cette façon de célébrer en répétant constamment les mêmes prières tous les jours. Le monde de l'Invisible avait plus d'importance heureusement que les apparences. La Présence réelle de Jésus dans l'Hostie consacrée était pour nous une réalité profonde. Nous y trouvions notre plus grande consolation. Presque tout le monde demeurait à genoux après avoir communié et faisait « son action de grâces ». Cette «action de grâces» était surtout composée d’oraisons de grands maîtres spirituels, tels saint Thomas d'Aquin et saint Bonaventure et que l’on lisait dans nos missels.

Ce n'était pas une chose si extraordinaire pour moi que de servir la messe tous les jours quand j'étais élève à l'école Lajoie d'Outremont. Ma mère et mes frères allaient aussi à la messe à l'église Sainte-Madeleine chaque jour, même s'il faisait mauvais ou même très très froid. Mon frère Louis, le plus âgé, s'est gelé gravement les oreilles un 10 février par 40 degrés sous zéro. Il est devenu alors pour moi une sorte de héros, mon modèle. Je l'admirais. Il avait toutes les qualités, et à mon avis cela lui venait de sa fréquentation assidue de l'Eucharistie. De plus, il était brillant au collège Brébeuf, premier de classe, sportif, il me semblait exemplaire en tout comme mes deux autres frères d'ailleurs, Jules et Guy. J'avais le goût de les imiter, mais je n'y parvenais pas. Je n'y suis jamais parvenu.

Apprendre à défendre
À l'époque, le collège Brébeuf était tenu par les jésuites. Je m’y suis senti chez moi très rapidement même si j'étais externe. J'avais douze ans. Mon frère Guy m'avait déjà enseigné entre autres choses l'alphabet grec. J'avais donc hâte de mettre à profit mes connaissances dans plus d’un domaine. Je recevais en effet d’autres cours «privés» à la maison. J'aimais particulièrement approfondir mes raisons d'être chrétien et catholique, et plus tard la littérature francaise et l'histoire. J'ai donc appris avec plaisir à creuser et à défendre ma foi grâce à des cours d'apologétique. Je suis persuadé que ces cours m'ont beaucoup apporté à un âge où déjà le doute m'assaillait. C’était pour moi normal de douter.

Il m’était notamment difficile de croire au «péché originel» commis quelques milliers d’années auparavant dans un jardin, le Paradis terrestre, où régnait la paix entre tous les animaux. En même temps, à la maison, mon frère Jules m'enseignait que les dinosaures et les bontosaures s’étaient acharnés les uns contre les autres bien avant l'apparition des êtres humains.

La tache originelle
Comment d’ailleurs pouvais-je croire à cette fameuse faute de nos prétendus premiers parents qui auraient perdu la jouissance de dons spéciaux dits "préternaturels" : Adam et Ève savaient tout, leurs désirs étaient purs, ils ne pouvaient être malades, et enfin ils ne connaîtraient jamais la mort. Il fallait donc croire que Dieu les avait chassés du Paradis terrestre et dépouillés de ces fameux dons. Tous leurs descendants étaient aussi condamnés à cause de cette "tache originelle", disait-on. Nous naissions donc tous avec cette affreuse tache qui ne pouvait être effacée que par le baptême.

Cette idée me révoltait. Ainsi, Dieu aurait agi comme certains professeurs impatients qui punissaient tous leurs élèves pour la faute d'un seul… Je n'y croyais tout simplement pas. Heureusement, on m'a aidé à comprendre que ce récit visait à expliquer l'introduction du mal moral dans le monde. Ce mal, ce péché ne peut exister dans cet Univers sans la conscience humaine. Or ce qu’il faut bien comprendre, c’est que Adam et Ève représentent en somme tous les hommes et toutes les femmes qui sont inévitablement pécheurs ayant été créés libres pour pouvoir aimer. Et tous ont absolument besoin de Dieu pour solutionner leurs problèmes, pour être arrachés à leurs péchés et transformés. C'était expliqué simplement mais clairement. C’est Dieu qui nous sauve de nous-mêmes. Et on me faisait comprendre que le Christ Jésus était le grand guérisseur des âmes.

Première visite au monastère
Nous avions d'autre part un professeur qui nous répétait sur un ton un peu ridicule et avec une insistance qui nous faisait rire: « Qu'as-tu que tu n'aies recu? » Cette question de saint Paul (I Corinthiens 4,7) si souvent répétée, a fini par me rentrer dans la tête. Elle est devenue pour moi une vérité d’une telle évidence que j’ai pris la décision de tout remettre à Dieu et de devenir plus tard moine contemplatif. J’y pensais depuis ma première visite au jeune monastère de Saint-Benoît-du-Lac (près de Magog) quelques années auparavant. Le professeur m’avait convaincu. Nous avions tout reçu et nous recevions tout chaque jour. Tout pouvait nous être arraché par une grave maladie, un accident ou même la folie. Combien illusoires étaient alors nos prétentions devant Dieu, nous qui étions en vérité des pauvres devant Lui…

À quinze ans, l'amour de la prière en union avec Jésus-Christ m'a semblé être la seule solution. Il fallait vraiment que j'y consacre toute ma vie. D’ailleurs, à cette époque, nous rêvions presque tous de donner notre vie. Or, pour moi, c’était la vie bénédictine qui me semblait le mieux remplir cet idéal de la prière en union avec Jésus-Christ. Les rudiments que des moines m'avaient enseignés au monastère durant mes quelques visites me comblaient déjà au plus haut point. La liturgie était au coeur de toute leur vie : d’abord l'Eucharistie célébrée dans la splendeur, puis les matines jusqu’au complies récitées ou chantées sept fois par jour y compris la nuit. De l’extérieur, cette existence peut sembler bien inutile et insignifiante. Mais je savais qu’elle renfermait pour moi la clef du bonheur. J’y trouverais le sens profond des réalités invisibles qui nous échappent dans le monde.

La présence divine
Il faut bien spécifier qu'en ce temps-là, presque tout était imprégné de la présence divine. Tout baignait dans le spirituel. Les vocations étaient très nombreuses. J'avais même trois confrères de classe qui sont entrés en même temps que moi à Saint-Benoît-du-Lac en 1944 après la rhétorique. Deux y sont encore depuis près de soixante ans, Dom Yves Langlois et Dom Jean Flynn.

D'autre part, un livre très lu depuis des siècles et encore populaire à cette époque, «L'Imitation de Jésus-Christ», m'a profondément éclairé de ses lumières spirituelles. J'aimais en lire deux ou trois chapitres par jour et les méditer quelques minutes. L'auteur, un moine, Thomas a Kempis, a en effet su y développer au XIVe siècle ce qui me semblait être la pure vérité. Presque tous les chapîtres se fondaient par osmose en mon âme. Rien ne me semblait plus authentiquement vrai, sauf quelques passages qui me semblaient excessifs. Je ne me fatiguais pas de lire et relire certains passages saisissants. Cela a duré des années. Je me sentais devenir moine. Pourtant, je sortais très souvent le soir pour aller presque gratuitement à l'opéra, à des ballets, à des concerts, à des pièces de théâtre. J’assistais aussi à des conférences, ou tout simplement j’allais au parc Pratt converser avec des amis du collège avant de nous rendre tous ensemble au mois de Marie dans une église irlandaise, Saint-Raphael, où l'on chantait avec plus d'entrain le «Tantrum ergo» en latin!

Saint-Benoît-du-Lac
Je suis donc finalement entré à Saint-Benoît-du-Lac trop tôt, à dix-huit ans et quelques jours, le 29 septembre 1944. J'abandonnais cent fois rien, si ce n'est le concerto d'Alban Berg que je craignais de ne plus pouvoir écouter dans un cloître. Cela semble idiot, mais c'était comme ça. La musique dodécaphonique risquait de ne pas être très prisée dans un cloître en 1944. Et que dire de Schoenberg et Webern ?

Je rêvais donc de tout donner à Dieu, non pas pour souffrir, mais pour être heureux avec Lui et avec tous les moines du monastère, en Le louangeant comme si nous étions déjà rendus chez Lui. «L'Imitation» m'a beaucoup influencé, et il faut admettre que ce livre a aujourd'hui quelque chose de suranné malgré sa grande richesse de réflexions sur les futilités du monde et l'amour de Jésus-Christ. Il ne doit être lu aujourd’hui qu'avec une certaine prudence et un bon sens critique.

Au monastère, mon bonheur était presque parfait. Les plus belles années de ma vie. Peut-être les seules vraies belles. Comment ne pas être heureux à dix-huit et dix-neuf ans quand on vit avec Dieu à tout moment, quand on vit pour Lui chaque instant de sa vie? C'est le comble de la joie ici-bas. Je vivais le paradis sur la terre. La cloche ne m'a donc jamais ennuyé. J'avais hâte d'y répondre et d'aller au chœur y chanter les louanges de Dieu Notre Père, intimement lié au Christ, son Fils éternel dans l'Unité de l'Esprit-Saint. Rien ne me semblait pénible. Les conférences spirituelles du Père Prieur, Dom Mercure, me livraient chaque jour la fine fleur du sens de notre existence au sein de la Trinité. Tout me semblait agréable, même les tâches les plus rudes et les fonctions les plus exigeantes.

Première grande épreuve
J'étais le plus jeune mais on ne me l'a jamais fait sentir, si ce n'est qu'on a cru bon de me dispenser du lever à 4 heures pour le reporter à 5 heures 30. Certains ont pensé que j'étais malade alors que j'étais en très bonne santé. Cela m'a valu de justesse un vote négatif le jour où il a fallu juger de mon cas avant que je ne prononce mes voeux temporaires. Ce fut la première grande épreuve de ma vie, le 11 septembre 1946. J’avais tout juste vingt ans.

J'ai dû quitter le monastère le matin même. Mes supérieurs étaient stupéfaits. Ils sont venus chez moi deux mois plus tard pour me proposer de m'appuyer si je voulais entrer dans un autre monastère bénédictin, ce que je me suis empressé d'accepter. Ils regrettaient en effet ce qui s'était passé, mais les constitutions ne leur permettaient pas de revenir sur un tel vote. Ils avaient presque autant de chagrin que moi, ce chagrin qui m'accompagnera presque toute ma vie. Aujourd'hui, je comprends que tout a été pour le mieux, car Dieu, qui est tout Amour, nous conduit et nous accompagne alors que nous croyons qu'Il nous abandonne. Ces paroles de sainte Thérèse d’Avila ont été ma consolation :

« Toi qui veux boire à la fontaine
L'eau vive dont la source est Dieu,
Quitte ta volonté humaine
Et dis-lui pour toujours adieu.

Dieu veut te faire une âme neuve
Ainsi ne lui résiste pas.
Accepte la croix et l'épreuve
En le remerciant tout bas. »

Recherches en Europe
Après la rédaction d’une thèse sur l’humanisme pour l’obtention d’une licence en philosophie à l’Université de Montréal, je suis parti en octobre 1949 pour entrer au monastère bénédictin de La Pierre-qui-Vire en Bourgogne. Mais le froid glacial de ce monastère non chauffé me transperçait les os. Je fus obligé de chercher refuge dans l’un des monastères du sud de la France. Or c’était l’hiver et aucun monastère français n'était chauffé à cette époque. On croyait sans doute plaire à Dieu en mourant jeune de tuberculose! Un bref essai qui m'a quand même beaucoup plu à la Grande-Chartreuse et qui m'a convaincu que je n'étais pas appelé à me faire ermite! Mon rêve s’est donc éteint après sept mois de recherches en Europe.

Alors quoi faire? Pourquoi ne pas demander à Padre Pio, illustre stirgmatisé de San Giovanni Rotondo? Mal m’en prit. Il m'a simplement conseillé de suivre les conseils de mon directeur de conscience. La solution de rechange? Elle s'est présentée sous la forme d'une tentative désespérée de devenir prêtre séculier. J’avais été très édifié par de nombreux prêtres français.

Grand Séminaire de Montréal
En septembre 1950, nous étions cent vingt-cinq nouveaux séminaristes, presque tous âgés de vingt ans, à entrer au Grand Séminaire de Montréal. Mais c'était peine perdue. Je suis donc devenu bibliothécaire laïc, un an plus tard, dans ce même Grand Séminaire, tout en obtenant un baccalauréal en bibliothéconomie. À cette époque, il y avait en tout trois cent vingt-cinq séminaristes qui portaient tous la soutane et une soixantaine de prêtres chargés de la direction et de l’enseignement. J'étais le seul laïc. Je vivais donc dans la solitude, tout près de la bibliothèque de 55,000 volumes.

Comme un chartreux, je mangeais seul dans ma chambre. J'y ai été très heureux jusqu'en 1956. Le contact avec ces livres, surtout les parutions récentes du temps (Congar, Chenu, de Lubac, Zundel, etc.), et aussi l'amitié occasionnelle de certains professeurs comme Monsieur Jacques Ménard, p.s.s. et de quelques élèves remarquables comme Jacques Grand’Maison, Yvon Allard ou Marcel Brisebois, a augmenté en moi mon attachement pour ce monde de l'Invisible auquel ces hommes consacraient leur vie.

Confrontation et doute
Quelques années plus tard. une lassitude, une confrontation avec le doute et une forme de désespoir se sont emparés de mon âme. La foi au Christ m'échappait, mais non mon attachement à Dieu, ni même à l'Eglise catholique. Durant des années, tout m'a semblé se couvrir de nuages sombres. J'étais devenu en 1956 chef de comités de lecture au Service des textes de la Société Radio-Canada. Or la lecture et l'analyse de pièces de théâtre n'offraient rien pour approfondir ma foi. J'en suis arrivé à renier le fondement même de mon existence : la foi au Christ. Pourtant, je me disais chrétien, mais sa divinité et sa résurrection me semblaient invraisemblables. Jésus-Christ était pourtant toujours mon meilleur ami, sans l'imaginer comme on dit aujourd'hui : mon chum! Mon respect pour Jésus de Nazareth était trop grand.

Le prologue de l’évangile de saint Jean, lu des centaines de fois à la toute fin des messes d’avant le Concile Vatican II, me semblait le fruit d’une splendide mythologie. De plus, la présence réelle du Christ dans l'Eucharistie m'échappait complètement. Tout cela m’apparaissait absolument invraisemblable. A mon avis, et c'était clair, il suffisait de croire que Dieu bénissait ce geste de communion fraternelle à la mémoire de celui qui a été son principal messager. J'étais «protestant», et surtout «unitarien», mais catholique tout de même!

Retour à la foi
Le paradoxe de mon existence prétendument catholique et de ma foi très simplifiée me déchirait. J'avais même l'impression que le non-sens m’imprégnait. Le vertige de l'agnosticisme et parfois de l'athéisme m’effleurait brièvement. J'éprouvais un malaise terrible. Il faisait noir. Le gouffre s'ouvrait. Ma mère priait pour moi. Certaines personnes que j'avais autrefois amenées à la foi brûlante du vrai catholicisme priaient aussi pour moi. Ainsi, ma filleule, Madeleine W., une zwinglienne, avait opté pour le catholicisme après seulement une heure de franche conversation.

Elle m'a ramené à la foi en Jésus-Christ en me confrontant aux réalités et aux vérités des textes de saint Jean sur l'eucharistie et sans aucun doute en priant pour moi. Sa grande foi a eu raison de mon manque de foi.


Rédemption et adoption
Après des années de souffrances terribles, la Lumière est enfin revenue dans mon âme. J’ai enfin accepté en tremblant le mystère de la présence du Christ vivant dans l'eucharistie. Les textes des chapîtres 6 à 17 de saint Jean ont allumé dans mon coeur un feu et une lumière qui m’ont ébloui. Au début, j'ai résisté. Mais petit à petit, tout a flambé. Comment oserais-je prétendre maintenant que l'Evangile n'est pas vrai?

Il m’est alors devenu impossible d’imaginer que des juifs aient pu raconter l'histoire d’un homme aussi authentique et intelligent que Jésus de Nazareth, en lui faisant déclarer lors du partage du pain: « Ceci est mon corps », sans que ce ne soit vrai. La divinité du Christ m'y est apparue évidente. Un simple homme ne dit pas: « Ceci est mon corps, prenez et mangez en tous ». Il ne dit pas non plus: « Avant qu'Abraham fut, je suis ». Pourquoi les évangélistes lui auraient-ils mis ces paroles blasphématoires à la bouche ? Et ainsi ces juifs se seraient complus à le faire passer pour un détraqué ou un pauvre malade, ou même un fou? C’était invraisemblable! J’ai donc relu attentivement les évangiles pour en vivre à l'exemple de ceux qui les ont écrits et des millions de saints et de saintes qui l’ont fait avant moi. Et j’ai lu des auteurs lumineux comme Jean Sulivan.

Jésus m'a plus tard conduit, oserais-je dire, à suivre un peu ses traces après avoir réalisé un documentaire sur quelqu'un qui est considéré justement comme un saint, Jean Vanier, à L'Arche de Trosly-Breuil, en France, près de Compiègne. C'était en 1967. Le contact avec les méprisés, les abandonnés, les orphelins a eu raison de mon coeur de pierre. Cela m'a amené tout d’abord à l’adoption d’un orphelin en 1971.

Le Linceul du Christ
Plus tard à entreprendre un documentaire très important sur le Linceul du Christ, l'abandonné, le grand méprisé. J'ai donc approfondi la question de ce fameux linceul qui avait marqué ma jeunesse en lisant les livres les plus récents.

Il m'était arrivé de lire quelques livres sur le Linceul, mais je gardais cela pour moi. Je ne savais que faire avec tout ce que j'apprenais. J'achetais parfois quelques copies de ces livres pour les offrir. Mais presque personne ne semblait vraiment intéressé, comme c'est encore souvent le cas aujourd'hui. Cela me blessait car il me semblait ridicule que des croyants ne veuillent pas vénérer cet extraordinaire portrait de Jésus, « le véritable portrait de Dieu » comme l'affirmait avec raison Claudel.

Je me demandais si on aimait vraiment ce Jésus, si on y croyait vraiment... On prenait plaisir à me dire que l'on n'avait pas besoin de cela pour croire. D'accord, mais si on aime Jésus, comme on aime ses parents dont on a des photos chez soi, pourquoi ne veut-on pas avoir aussi et surtout la photo de Celui qui incarne l'Amour éternel, notre doux Maître Jésus, le Fils de Dieu fait homme? Pourquoi ne veut-on pas méditer calmement devant sa Face, et même devant le linceul au complet ?

Pourquoi ne pas accepter avec enthousiasme le cadeau qui nous est fait et qui est le résultat, selon de très nombreux spécialistes, de l'Illumination à l'instant de sa Résurrection ? Par ailleurs, ne l'oublions pas, c'est là la seule photo de quelqu'un, je dis bien la seule, qui ait été prise avant l'invention de la photographie au début du XIXe siècle. Le phénomène demeure toujours inexplicable.

Turin et l'occasion de prouver
L'occasion s'est présentée de réussir un grand coup afin de faire aimer Jésus dans de nombreux pays. Quelle joie! En 1977, on s'est mis à parler un peu partout dans le monde d'une rare exposition du linceul qui allait se tenir à Turin durant les mois de septembre et octobre 1978. J'étais toujours réalisateur à la télévision d'état. J'ai donc proposé au chef du Service des émissions religieuses de tourner un documentaire sur la question. Le projet fut accepté à la condition que je collabore avec la télévision anglaise de Toronto pour diminuer les frais énormes encourus par une telle production. Je conservais tout de même mon entière autonomie.

Nous avons donc tourné dix-sept entrevues à la Nasa aux Etats-Unis, à Scotland Yard à Londres, à Paris auprès de grands spécialistes et surtout à Turin où je suis allé préparer le terrain dès le mois de juillet. J’y ai alors établi des contacts auprès du cardinal Ballestrero et des membres importants du Centro Internazionale di Sindologia.

J'ai pu approcher, au cours de ces préparatifs et surtout au cour du tournage, des savants convaincus et convaincants. Ce fut passionnant. Il en est résulté un film d'une heure qui a réussi, à travers le monde, à faire comprendre à des millions de gens la splendeur de cette image qui tient à mon avis du miracle et qui nous livre en somme l'amour dont Jésus nous a comblés.

Clément et la reconnaissance
Olivier Clément, cet éminent théologien orthodoxe de Paris, qui ne connaissait pas tellement cet objet, a su reformuler de façon magistrale ce que je m'étais permis de lui expliquer d'ailleurs à sa demande. Il a donc apporté une conclusion grandiose à ce documentaire. Heureusement, « Le Saint Suaire » reçut la plus importante ovation lors d’un important congrès international de réalisateurs d’émissions religieuses tenu à Paris en 1979. Puis il fut très apprécié dans tous les pays où il fut montré à la télévision. Il s'en est aussi vendu de nombreuses copies en France dans les grandes librairies religieuses. Les collèges de nombreux pays l’ont utilisé et s’en servent encore, car par bonheur, il n'a pas tellement vieilli.

L’intérêt principal de ce documentaire, c’est qu’il nous montre un homme sacrifié qui est allé jusqu'au bout de sa vérité, quitte à donner sa vie de facon tragique, extrêmement tragique, pour nous convaincre de son amour, comme il l'a d’ailleurs déclaré à la bienheureuse Angèle de Foligno. Ce documentaire tente de démontrer que la mort et la résurrection de Jésus inscrites sur le linceul sont preuves de son amour et de sa divinité.

En réalisant un tel film, il faut tout d'abord tourner des dizaines de bobines puis choisir petit à petit les images lors du montage. Il faut donc revoir sans cesse les mêmes inages. Dans ce cas-ci, j’ai contemplé durant des mois celles d’un flagellé, d’un torturé dont le visage étonnant est habité par la sérénité et la paix. Or plus on contemple ce visage, plus on est bouleversé. On devient fragile. On est saisi, captivé, envahi par cet Homme, et finalement par Dieu Lui-même: "Mon Seigneur et mon Dieu" comme l'a proclamé saint Thomas à la vue des plaies de Jésus ressucité, et particulièrement celle de son cœur sacré, de la plaie du côté d'où le Sang a coulé. Deux mille ans plus tard, nous pouvons comme Thomas répéter ces paroles stupéfiantes en contemplant le linceul.

Imprégné par le divin et l'enfant
Je suis donc demeuré très marqué par ce travail, si bien qu'en le terminant, le Vendredi-Saint 1979, il m'a été impossible quelques heures plus tard de faire, en public, la lecture de la Passion sans éprouver un choc devant ces simples mots: « Et Pilate le fit flageller. » Dans un éclair, j'ai revu la flagellation sur le linceul, les traces d’une centaine de coups effroyables qui m'ont fait trembler tant j'étais imprégné par ce personnage divin que j'avais appris à aimer davantage. Celui que j'aimais a été vraiment flagellé et couronné d'épines. Je voyais de mes yeux le résultat de ces horreurs et de bien d'autres. Mon coeur se débattait. Étrange grâce.

Depuis ce jour, mon amour pour Jésus-Christ n'a cessé de grandir. Je le dois en grande partie à mon film «Le Saint Suaire». Ce fut l'une des plus grandes grâces que j'ai recues. D'autant plus que mon fils Guy, adopté en 1970, avait davantage ouvert mon cœur à la méditation des souffrances du Christ et de tous ceux et celles qui sont abandonnés. Il souffrait depuis sa plus tendre enfance une «Passion» atroce.

Or Guy apprit rapidement à aimer Jésus, car « lui aussi a eu un père adoptif, saint Joseph » ! Il se reconnaissait en lui, m'a-t-il dit, un jour, avant de mourir tragiquement à quarante ans, en 1994. Je le revois encore à la morgue, sa petite croix de bois au cou, revêtu de son fameux t-shirt sur lequel on apercevait l’immense face de Jésus couverte de son sang. Guy m'a laissé un petit-fils, Pascal, né en l984, un grand jeune homme très bon et très gentil qui me fait comprendre que tout est grâce.

Deux mois après la mort de son père, Pascal, 9 ans, m’écrivait cette petite lettre pour me consoler : « Cher Grand-papa, Je t’aime tellement que je vais exploser. Jésus t’aime très fort, et quand tu es malheureux, il voudrait te consoler. Ou quand tu es malade, il voudrait te guérir. Je t’aime. Papa nous aime tous. Et on l’aime tous. Écris-moi! ».

La retraite active
J’ai quitté Radio-Canada à l'âge de la retraite en 1990, après avoir réalisé durant trente ans de très nombreuses émissions dont sept cent cinquante entrevues de la série « Rencontres » pendant vingt ans. Ces entrevues souvent exigeantes ont permis à un vaste auditoire de mieux connaître des personnes qui ont pour la plupart marqué la fin du XXe siècle, de Julien Green à Hans Urs von Balthasar, d'Eugène Ionesco à Jean-Louis Barrault, de Francoise Dolto à Hélène Carrère d'Encausse, de Claude Brunet à Fernand Dumont. Plusieurs invités m'ont profondément touché. Le Christ était parfois si présent dans les propos de quelques-uns d'entre eux que l'on demeurait saisis devant sa Présence.

Cinq ans plus tard, on m'a demandé d'entreprendre bénévolement une série d'émissions quotidiennes d’une heure, « Rencontres spirituelles », consacrées surtout aux saints, aux bienheureux, etc. sur les ondes d'une nouvelle station de radio que nous venions de fonder à Montréal. Cette série m'a permis de découvrir ou de redécouvrir plus de mille figures marquantes de l’histoire du christianisme.

Un accueil enthousiaste
J'y ai ajouté rapidement bien des gens qui n'ont jamais été canonisés et même qui ne le seront jamais comme Bach, Shakespeare, Racine, Rimbaud, Victor Hugo, Luther, Calvin, Karl Barth, Daniélou, de Lubac, Leibniz, Sénèque, Érasme, Rûmi, Milarepa, etc., des gens qui ont cherché à donner un sens à leur vie ou dont la renommée demeure importante.

Je me suis donc rapidement proposé une fois de plus d'unir culture et foi dans la grande tradition de l'Eglise, selon les désirs répétés des papes et à l'exemple de tant de grands saints et de grandes saintes. Ces émissions étaient diffusées le matin en direct et reprises le soir à la grande satisfaction d'un vaste auditoire composé de gens de toutes conditions et formations.

Il m'est arrivé de rencontrer des auditeurs enthousiastes de sept à cent deux ans. Ils étaient très nombreux à se faire un devoir d'écouter l’émission le matin et, s'ils le pouvaient, de la réécouter le soir. Ils tenaient ainsi à mieux saisir l'exemplarité et la pensée des saints et des autres personnages présentés. Ils voulaient sans doute aussi approfondir leurs connaissances lors des nombreuses émissions spéciales sur des points fondamentaux de la pensée et de la réflexion tant chrétiennes que simplement humaines (ex.: "Pourquoi vivre?").

Démission à contrecoeur
Il y avait beaucoup de jeunes auditeurs et auditrices encore aux études. Certains d’entre eux se sont convertis et beaucoup ont décidé eux aussi de donner un sens à leur vie. Cette série intitulée "Rencontres spirituelles", la plus populaire émission de Radio Ville-Marie, a pris fin trois mois avant son sixième anniversaire le 2 février 2001, à la suite de la 1164e émission. Elle était consacrée à un ami, André Frossard, un des invités que l'on avait pu voir lors de la série «Rencontres» sur les ondes de Radio-Canada. A la fin de l'heure, j'ai dû annoncer avec un immense regret ma démission.

Je me sentais obligé d'abandonner cet auditoire qui m'était extrêmement cher et que j'avais appris à beaucoup aimer. Les très nombreux témoignages d'enthousiasme et de fidélité me donnaient le goût de servir Dieu davantage. Or, j'ai dû abandonner ce qui me tenait le plus à cœur : renseigner le plus simplement possible des dizaines de milliers de gens avides de connaître la vie d’hommes et de femmes qui peuvent les inspirer. J’ai appris jeune à m’émerveiller.

Et j’aime toujours partager mon émerveillement. C’est pourquoi je donne ici et là des conférences partout où l’on m’invite. Comment ne pas être enthousiaste devant cet immense univers et à la pensée de ce que nous sommes dans ce monde étrange. Je suis de plus en plus bouleversé par la simple idée que Dieu existe et que nous pouvons le connaître. Et je crois fermement qu’il nous faut partager notre joie et être fidèles à tout ce qui peut entraîner les autres à construire notre amour pour ce Dieu et pour sa Création.

Unir culture et spiritualité
J'ai dû cesser, en effet, d'accomplir ce travail solitaire et très exigeant. Je ne le faisais que par amour pour celui qui nous a tout donné, et aussi pour rendre service à des dizaines de milliers de gens, tant sur le plan culturel que spirituel. Unir la culture et la spiritualité a toujours été mon rêve de jeune moine de 1944. Ce rêve m’habite encore, mais je suis résigné à ne plus pouvoir le réaliser. J'oublie et je n'en veux à personne. J'ai appris à accepter l'épreuve comme si rien n'était arrivé. Il n'y a guère d'autre solution à mon âge.

Il s’agit donc encore une fois d'une des plus grandes épreuves de ma vie, je dirais même la plus déchirante. Bien des gens ont été réduits au silence depuis l’apparition des êtres humains sur la terre. Pensons au personnage d’Abel. Peut-être que dans mon cas on a eu raison de me faire taire. Je l'ignore. De toute facon, cela n'a rien de bien spécial. Nous partageons tous la Passion du Christ à certains moments. Or c'est en souffrant avec Lui en L'aimant et en pardonnant comme Lui que nous pouvons aider ce monde.

Ce monde attend qu'on lui annonce ce qu'on appelle la Bonne Nouvelle : c'est l'Amour que Dieu a pour nous qui nous sauve de nous-mêmes. Comment découvrir cet Amour? On l’apprend en méditant l'Evangile. On l’apprend aussi par la vie des saints et des saintes. Et l’on apprend à vivre de cet Amour en se nourrissant surtout de l'Eucharistie. C’est alors que l’on se décide une fois pour toutes : on décide de ne plus jamais offenser ou blesser cet Amour infini. On se laisse envahir une fois pour toutes par l’Esprit de Dieu. Il s’agit somme toute de donner sa vie par amour pour Lui et pour les autres.

J'aime bien ces paroles du carme Marie-Eugène de l'Enfant-Jésus: « Pour être saint, il faut arriver à cet extrême, à un anéantissement tel qu'on n'ait qu'une chose à faire: espérer en Dieu. Etant appauvri complètement, on ne peut être sauvé que par un acte de confiance dans cette pauvreté complète, par un acte d'espérance jailli du dénuement absolu ». En somme, c'est dans la communion des saints, dans ce qui constitue ce que l'on appelle aussi le Corps mystique que tout se joue. C'est comprendre fermement que Dieu est parmi nous, en nous, et qu'il nous aime. Le reste est bien secondaire.

Raymond Beaugrand-Champagne