Ces quelques mots réveillent dans mon souvenir des centaines de noms qui défilent au hasard: ceux de Fernand Dumont, d'Hélène Pelletier-Baillargeon, d'Eugène Ionesco ou de Gilbert Cesbron. Officiellement, la première de ces rencontres fut celle de Michel Tremblay à l'automne de 1971. En réalité l'origine de Rencontres se situe deux ans plus tôt. Raymond Beaugrand-Champagne avait alors réalisé une entrevue avec André Frossard, journaliste du Figaro, qui venait tout juste de publier le récit de sa conversion au catholicisme. André Frossard avait alors longuement raconté ses origines socialistes et athées, le coup-de-foudre qui avait radicalement remis en question son style de vie, le cheminement spirituel qui s'en était suivi.
Quelques jours plus tard, le pouvoir de persuasion de Raymond Beaugrand-Champagne emportait de haute lutte le consentement de Julien Green à une entrevue télévisée - la première que le célèbre écrivain eût jamais accordée. Avec toute la pudeur qu'on lui connaît, Julien Green avait consenti à laisser entrevoir divers aspects de son expérience spirituelle. La diffusion de ces deux entrevues connut un tel succès qu'elle inspira à René Barbin, responsable du Service des Émissions Religieuses de Radio-Canada, de continuer à explorer cette veine.
Une équipe
Une équipe formée de Raymond Charette et de Louis Martin, comme interviewers, de Benoît Lacroix et de moi-même, comme recherchistes, assisteraient deux réalisateurs : Max Cacopardo et Raymond Beaugrand-Champagne. Après deux années de travail en commun, Raymond Beaugrand-Champagne se retrouvait seul responsable de l'émission. Je n'ai pour ma part cessé de lui accorder ma collaboration. Pendant deux ans, Jean Deschamps, voulut bien partager la tâche de mener des interviews. Et depuis l'automne 1975, Wilfrid Lemoyne a consenti à apporter à notre équipe l'expérience et le talent qu'on lui connaît.
Voilà donc en gros l'histoire de cette série d'émissions télévisées dont on publie aujourd'hui quelques textes. Mais en réalité cette chronique révèle bien plus ce qu'est Rencontres. Pour mieux comprendre le sens de cette série, il faut connaître la perspective dans laquelle elle est conçue. Rencontres est une émission présentée en fin de soirée. Beaucoup s'en plaignent. Et je suis de ce nombre. Cette heure tardive n'a pas été sans influer sur le style de notre approche. A la fin de l'été 1971, alors que l'équipe des origines discutait des critères qui devaient guider le choix des invités et des questions que nous aborderions avec eux, le père Lacroix avait défini le programme général de Rencontres en disant : «notre émission devrait présenter une sagesse du soir ».
Une émission sérieuse
C'est sans doute pourquoi Rencontres est non seulement une émission sérieuse, c'est aussi une émission sereine. Nos invités peuvent bien être des militants engagés, ardents, voire même violents; les questions que nous leur posons, le biais même de notre approche les conduit à se dégager des conjonctures et à se dépouiller des accessoires pour ne retenir que l'essentiel. Et c'est par là d'abord que Rencontres est une émission religieuse, car la rencontre de nos invités vise toujours au recueillement: recueillement de l'invité qui nous conduit à ces profondeurs où les événements prennent racine et signification; recueillement de l'interviewer attentif à saisir les indices les plus subtils qui manifestent la vérité fondamentale d'un homme; recueillement enfin des téléspectateurs pour qui le contact avec tel ou tel invité devient une sollicitation discrète à prendre le recul nécessaire à la réalisation de l'unité entre l'être et le taire.
C'est sans doute pourquoi Rencontres a trouvé si aisément à se loger au Service des Émissions Religieuses de Radio-Canada. Quand on parcourt la liste de nos invités, on retrouve côte à côte les noms d'Edgar Morin et de Mgr Savard, de Claude Levi-Strauss et de Paul Ricoeur, de Maryvonne Kendergi et de Léon Dion. La foi chrétienne des uns est bien connue. L'agnosticisme des autres ne constitue pas un secret. Rencontres est une émission religieuse, même lorsqu'on n'y parle pas de religion.
Non pas parce que des croyants auraient la courtoisie d'accueillir par çi par là des gens qui ne partagent pas leur préoccupation, soit par sympathie pour leur pensée, par un souci d'apologie ou quelque autre motif secret et plus ou moins inavouable. En fait, même lorsqu'un invité est étranger à ce que l'on appelle communément des préoccupations religieuses, il est, règle générale, considéré par nous comme un croyant.
Nullement une récupération
On me dira, je l'imagine du moins facilement: voilà donc malgré toutes les dénégations une autre manœuvre de récupération où l'on identifierait des athées ou des agnostiques convaincus à des chrétiens qui s'ignorent. Non, il ne s'agit nullement d'une entreprise de ce genre que je n'ai pour ma part cessé de dénoncer vigoureusement. On me permettra ici de rappeler une anecdote. Il y a quelques années, j'ai eu l'occasion de participer à un colloque organisé par la Fondation Agnelli - et Berkeley University et dont le thème était: "The Cultural World of Unbelief". Lors de la cérémonie d'ouverture de ce colloque, Harvey Cox, qui fut l'un des premiers invités de Rencontres déclarait que, ce thème n'avait de sens que dans la perspective chrétienne. Cette idée !ut aussitôt reprise par le Cardinal Daniélou qui, plus tard, participa également à notre série.
Pourtant un autre conférencier, le professeur Mihan Machovec de l'Université de Prague, s'inscrivait en faux contre cette position. Marxiste, ce professeur affirmait que la foi n'était pas une attitude propre aux chrétiens; pour lui, le marxiste authentique ne peut pas ne pas être un croyant. En effet, le marxiste estime qu'une société meilleure, autre que celle dans laquelle nous évoluons, est possible.
Il milite par toutes ses énergies pour l'avènement de cette société qu'il ne connaîtra peut-être jamais mais qu'il croit possible. Du même coup, on perçoit que cette foi ne se conçoit que liée à l'espérance. « Là ou il y a espérance, écrit le philosophe marxiste Ernst Bloch, il y a aussi religion ». Il rejoint ainsi l'auteur de l’épître aux Hébreux selon lequel « la foi est la garantie des biens que l'on espère, la preuve Ides réalités qu'on ne voit pas ».
Hommes et femmes d'espérance, chrétiens ou athées, Henri Guillemin, Alfred Grasser, Jean Vanier, les uns ont élaboré un projet qu'ils ne cessent de rectifier sans doute mais qui mobilisent tout leur dynamisme. Pour les autres, ce projet est défini par Jésus de Nazareth à qui ils ne cessent de dire: « Je crois, mais augmente en nous la foi que tu y as toi-même déposée «.
D'abord un face à face
D'autre part Rencontres n'est pas une tribune confiée, fut-ce momentanément, à quelqu'un qui, librement, y exposerait ses opinions. Non, Rencontres est un face-à-face entre deux interlocuteurs: un invité occasionnel et un interviewer. Ici se posent deux sortes de questions. Et d'abord parmi les hommes de foi- et d'espérance, quels sont ceux que vous choisissez ? Ma réponse sera très simple: nous accueillons volontiers ceux qui sont prêts « à rendre raison de l'espérance qui est en eux », pour reprendre ici les mots mêmes de la première épître de saint Pierre.
Or il faut bien reconnaître que cela ne va pas de soi. Combien de fois, nous est-il arrivé de demander à des gens de participer à notre série et de nous faire répondre : « je ne suis pas prêt » , « je ne saurais encore m'exprimer dans ce sens là » ou plus simplement « je n'arriverais pas à trouver les mots qu'il faut ». Beaucoup de nos invités n'ont pas hésité à nous dire comment une participation à Rencontres leur paraissait difficile voire même traumatisante. On comprendra facilement qu'il existe une pudeur sans doute normale à révéler ses motivations les plus intimes. Cela est peut-être encore plus vrai pour le chrétien qui au même moment ou il confesse sa foi doit également avouer son infidélité. On se demandera également comment se préparent de tels entretiens ?
Pour ma part la chose est assez simple. D'abord je cherche à connaître le mieux possible notre invité. Pour cela, je lis ce qu'il a pu écrire et faire et les analyses de son œuvre. Ainsi je devais, il y a quelque temps, préparer une entrevue avec Helder Camara. Il a été assez facile de recueillir les textes de ses conférences et de ses déclarations, les articles qui lui ont été consacrés par différents journalistes. Helder Camara a fait beaucoup parler de lui. D'autre part son message est connu. C'est ici que résidait la véritable difficulté.
Il fallait que cette rencontre avec Helder Camara nous fasse faire un pas de plus, qu'elle soit, en un mot, pour chacun de nous une véritable découverte. Il m'a semblé alors en réfléchissant qu'il y avait un problème Helder Camara; c'était celui d'un certain échec de sa parole: on sait ce que va dire cet homme, alors on n'attend rien de spécial de lui. Je proposai donc d'orienter l'entretien de sorte que l'on puisse élucider avec lui le sens de cet échec. Il est facile dès lors de comprendre que tout l'entretien dépend de l'invité.
Il en est de ces rencontres comme du ballet classique où la ballerine mène la danse et ou le danseur sert de support à son élan. De même, l'interviewer doit s'effacer devant l'invité. Mais celui-ci, doit toujours pouvoir compter sur la compréhension de l'interviewer et sur le questionnement qu'il présente au nom même des spectateurs, en réalité les véritables interlocuteurs de cet entretien. Une interview c'est une affaire d'attention à l'invité, et de tension de l'invité et de l'interviewer à la rencontre du téléspectateur.
Des gens si intéressants
Ce doit être formidable, me dit-on souvent, de pouvoir passer quelques heures en compagnie de gens si intéressants ! Qui dit le contraire ? Mais sous une telle affirmation, je sens bien la question: qu'en retirez-vous ? de ces instants passés avec tous ces gens, de ces conversations que vous reste-t-il ? Quelle synthèse faites-vous pour votre propre compte ? Nos invités, ai-je déjà dit, sont des hommes d'espérance. On conçoit souvent l'espérance comme un dosage plus ou moins équilibré d'optimisme,voire même de naïveté, de confiance en soi et d'audace. En fait la résistance même de l'espérance dépend de la précision et de l'exactitude de la vision que l'on se fait des réalités. Or après tant et tant de rencontres de gens si différents par leur culture et leurs préoccupations, je crois qu'une première constatation se dégage avec évidence de toutes ces conversations: la plupart de nos invités estiment qu'une crise très grave ébranle notre civilisation jusque dans ses fondements. Cette crise pourrait être définie comme l'éclatement de la conception élaborée à la Renaissance de ce qu'est l'homme, son savoir, son pouvoir et ses valeurs.
Jusqu'à tout récemment encore, la recherche gratuite de la vérité constituait en Occident une fin en soi, la plus noble de toutes. L'intellectuel, celui qui consacrait sa vie au dévoilement humble et patient de la vérité avait acquis dans notre société le même statut privilégié, la même autorité, le même respect que la société médiévale réservait aux hommes de Dieu. Pour se mettre au service de la vérité, l'homme s'est soumis à une rude discipline: il lui a fallu apprendre à observer, il lui a fallu encore apprendre A développer le respect absolu de ce qu'il avait entrevu, s'abstenir de spéculations hâtives, contrôler chaque donnée, retourner sans cesse aux faits...
Pour ces chrétiens venus d'horizons divers, Maurice Clavel et l'Abbé de Nantes, Richard Arès et Simonne Chartrand, Rencontres a voulu être un instrument de communication. Introduisant des questions de type différent, ces hommes et ces femmes partagent tous pourtant une même référence : la bonne nouvelle proclamée en Jésus-Christ. Rencontres aura voulu permettre aux chrétiens de se reconnaître. Il aura voulu également permettre, bien modestement, à tous ceux qui partagent l'espérance d'une humanité débarrassée de ses idoles et tendue vers un absolu d'échapper à la dispersion.
Marcel Brisebois